Sur la route de Wewak [3/3]

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Publié par Froggy | Classé dans Océanie | Publié le 30-07-2015

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Troisième partie : De Bogia à Wewak

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Cet article fait directement suite à l’article précédent : « De Madang à Bogia »

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Quitter Bogia

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Village de Bogia, au bout de la route. En attente d’une barque pour progresser vers l’ouest…

A quelques dizaines de mètres seulement de la grande Maison Commune où j’ai passé la nuit infestée de moustiques, sont stationnés sur la berge 5 ou 6 jolies barques à moteur, actuellement dépourvues de leur moteur… Si je comprend bien les quelques informations obtenues au compte goute auprès des Papous, et en synthétisant les différentes versions, il semble que nous soyons en train d’attendre : soit un moteur pour pouvoir partir, soit une autre barque arrivant de l’exterieur, mais pas seulement ! Nous attendons aussi et surtout le propriétaire de l’une de ces barques et accessoirement quelques jerrycans de fuel importés de je ne sais où afin d’alimenter la machine.

Dans l’après-midi, après déjà une grosse demi-journée d’attente, j’entends et je comprend de loin qu’une première barque est enfin équipée de son moteur et qu’elle est déjà en cours de chargement, prête à prendre la mer. A la fois impatient de quitter ce village fantôme et légèrement stressé à l’idée de rater mon bateau et d’avoir à passer une nuit de plus au milieu des moustiques et sans nourriture, j’attrape aussitôt mon sac-à-dos et me précipite vers la barque sans me poser de questions !

En arrivant au pied du bateau dont le moteur ronronne déjà, l’un des Papous à bord me demande ma destination et je lui réponds donc tout naturellement « Wewak ! », comme si, dans ma tête du moins, toutes les barques au départ de Bogia devaient partir vers Wewak… Ce qui n’est pas du tout le cas !

On me stoppe dans mon élan avant que je ne me jette sur la barque en m’expliquant que celle ci part dans une autre direction !

Déception. Je retourne m’assoir sagement avec mon sac-à-dos près de la grande Maison Commune.

Mon tour arrive un peu plus tard dans l’après-midi avec l’arrivée d’un moteur et de quelques bidons d’essence. Les gars s’activent pour charger une pile de marchandises au centre de la barque, j’y dépose mon sac-à-dos et nous recouvrons le tout d’une bâche en plastique qui protègera -peut-être- les bagages des projections d’eau lors de notre sortie en mer.

C’est au moment de partir, une fois installé sur le bateau, que je connais enfin avec certitude la destination exacte de notre voyage : Angoram, un petit village situé en amont de la rivière Sépik, sur le versant ouest où je pourrai alors récupérer une piste de terre menant à Wewak, ma véritable destination.

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Mon trajet complet depuis Mount Hagen jusqu’à Wewak. Ici dans le village de Bogia sur la côte nord. Le tracé en bleu représente la partie du voyage effectuée en bateau, entre mer et rivière, jusqu’à Angoram. Puis la piste continue à travers la forêt jusqu’à Wewak. (Cliquez sur la carte pour l’agrandir)

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Une vue plus globale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. La ligne verticale à gauche représente la frontière entre la Papouasie-Nouvelle-Guinée (à droite) et la Papouasie indonésienne (à gauche). (Cliquez sur la carte pour l’agrandir)

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Le propriétaire-pilote m’annonce le prix du trajet à 100 Kinas (environ 35€), j’imagine qu’il gonfle un peu le prix du fait que je suis étranger. Je payerai finalement 70 Kinas (~25€) après de courtoises négociations. C’est encore cher pour une si courte distance (une petite centaine de kilomètres à vol d’oiseau) mais c’est le prix à payer pour un voyage de plus de 5 heures à bord d’une barque à moteur, seul et unique moyen de locomotion dans cette région.

Nous sommes 7 passagers à bord, il nous faut tous participer à l’achat du fuel que la machine va boire sans modération durant 5 heures. Les transports en Papouasie-Nouvelle-Guinée sont un véritable budget, qu’ils soient terrestres, maritimes, fluviaux, ou aériens, les infrastructures sont très peu développées et le coût du transport est élevé.

Le pilote est très sympa, il parle quelques mots d’anglais et cherche tout de suite à me mettre à l’aise. Il transporte, en plus des passagers, quelques marchandises à destination d’Angoram, le village où il habite.

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Nous voilà partis ! Le chef manoeuvre sans difficulté la petite barque et nous nous éloignons de la berge à toute vitesse, laissant derrière nous les quelques baraquements biscornus du village noyés dans une forêt de verdure et de cocotiers.

C’est sans regret aucun que je quitte Bogia et c’est même avec un sentiment de délivrance que je regarde la forêt s’éloigner dans mon dos, ne gardant comme seul souvenir qu’une très longue journée d’attente et d’inconfort en suspens entre deux étapes de ma progression, entre 2 mondes, entre 2 points cardinaux, entre l’Est, la province de Madang, et l’Ouest, celle du Sépik.

Nous descendons d’abord ce qui ressemble à l’embouchure d’une large rivière pour ne ressortir que quelques minutes plus tard sur l’océan, vaste et serain. La météo est bonne aujourd’hui, il n’y a pas de vent et la surface de l’eau est limpide, nous naviguons en toute sécurité à quelques centaines de mètres de la côte. Assis à l’arrière du bateau à coté du pilote, je contemple la pureté et la grandeur de l’océan plongé dans le vacarme étourdissant du moteur lancé à pleine puissance.

Nous faisons une pause après une petite heure dans un village côtier afin de nous réapprovisionner en fuel puis nous reprenons la mer chargés de jerrycans bien remplis, toujours vers l’ouest, gardant le soleil de fin d’après-midi en ligne de mire.

C’est au bout de deux heures environ que nous commencons à entrevoir les premiers bras et les premiers ilots d’un gigantesque estuaire sur notre gauche.

Nous pénétrons alors la prestigieuse rivière Sépik !

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La rivière Sépik

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C’est la plus longue rivière -ou fleuve- de l’ile de Nouvelle-Guinée, s’écoulant sur plus de 1100 kilomètres d’Ouest en Est et se jetant dans la mer de Bismarck au Nord.

Prenant sa source dans les régions d’altitude en plein centre du pays, elle dévale le versant nord de la chaîne de Bismarck pour venir s’écouler calmement dans la plaine puis, plus tard, former d’innombrables méandres à travers la forêt tropicale. Elle termine sa course en donnant naissance à de vastes zones marécageuses dans la région littorale du Sépik. C’est à cause -ou grâce- à cet environnement marécageux qu’aucune route n’a pu être construite entre Bogia et Angoram.

Nous n’entrons pas tout de suite sur la voie d’eau principale, nous traversons d’abord des zones marécageuses et des micro-bras de rivière entourés et recouverts de forêt dense.

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L’environnement est superbe, la végétation est fascinante, féerique. Les bras de rivière sont si étroits par endroits qu’on pourrait presque toucher la végétation des deux côtés simultanément rien qu’en écartant les bras ! Nous fonçons à toute allure à travers la jungle sur ces fabuleuses pistes fluviales. La canopé très basse nous recouvre parfois complétement et nous devons par moment baisser la tête ou nous décaler de côté à la dernière seconde pour éviter branches et feuillages en suspension au dessus de l’eau.

Une naviguation ultra-rapide au milieu d’une jungle abondante, luxuruante, et d’arbres à sagou couverts d’épines que nous frôlons parfois dans un bref instant de frayeur… Le décors est surréaliste, c’est un véritable paradis vert dans lequel nous avancons tête baissée à la façon d’un grand-huit végétal digne des plus grands parcs d’attractions.

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Après une demi-heure de pur plaisir végétal, de vitesse et d’adrénaline, de frayeurs, d’excitation, nous atteignons des bras de rivières plus larges, qui nous mènent à d’autres affluents plus larges encore, et ainsi de suite jusqu’à ce que nous arrivions au bout de ce fabuleux labyrinthe. Puis, soudainement, nous débarquons en plein coeur de l’immense rivière Sépik dont nous distinguons à peine la rive opposée de l’autre côté de cette masse d’eau phénoménale.

Cet instant magique où nous quittons furtivement, sans avertissement, le dernier bras marécageux encore un peu confiné pour ressortir « de l’autre côté du miroir » sur cette immense étendue d’eau douce sur laquelle nous nous sentons maintenant si petits, si lents et insignifiants. Contraste des vitesses, contrastes des espaces et des distances, contraste des couleurs aussi. Même le brouhaha du moteur parait moindre maintenant que plus aucun mur végétal ne vient y faire écho.

Il ne nous reste plus qu’à remonter le cours de la rivière pendant encore 2 ou 3 heures avant d’arriver à Angoram. Tant que nous sommes sur notre barque au milieu de l’eau, tout va bien ! Nous sommes trop loin des berges et nous nous déplaçons trop vite pour être ennuyés par les moustiques, dans une région qui en est pourtant infestée au plus haut point. Et tant que nous continuons de flotter dans notre coquille de noix à la surface de l’eau, nous sommes également à l’abris des crocodiles qui eux aussi pululent dans la région, parait-il…

Comme si la magie du lieu ne suffisait pas, nous remontons maintenant la rivière sous un ciel de feu, fonçant tout droit vers le soleil couchant qui se reflète sous la ligne d’horizon.

Le vent induit par notre vitesse de déplacement nous rafraichi efficacement contre cette chaleur tropicale et c’est bien agréable, le seul inconfort du moment est celui des nombreux bonds sur les vaguelettes de la rivière, petits sauts insignifiants qui, décuplés par la vitesse du bateau et par le nombre de ces vaguelettes, associé a un rustique siège de bois dur, fini par abimer le posterieur comme celui d’un cycliste mal entrainé. Le bruit du moteur ne me permet pas de discuter même avec mes voisins les plus proches, et c’est bien dommage car je fini par trouver le temps long sur cette petite barque !

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Nous remontons maintenant la rivière Sépik, direction Angoram.

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Finalement, une fois le soleil disparu derrière l’horizon, la fatigue m’emportera et je m’écroulerai sur mon sac-à-dos, bercé par le bruit du moteur et le rythme à peu prêt régulier des sursauts du bateau.

Nous arrivons après plus de 5 heures de traversée, il fait nuit et nous commençons à ralentir aux abords de la rive Ouest. L’un des Papous sur le bateau a sorti une grosse lampe électrique afin d’assister le pilote dans sa manoeuvre d’approche. Quelques méandres bordés de mangrove, puis nous traversons une zone marécageuse couverte de nénuphars géants et d’une étonante végétation de surface. Nous esquivons les troncs d’arbres flottants et les branches en vrac, perçant l’épaisse couche de nénuphars qui dissimule tout ce que la nuit ne nous laissait déjà plus qu’entrevoir. Le pilote nous mène maintenant avec une extrême lenteur et une précision milimètrique au milieu de ces nombreux débrits flottants.

Quel étrange balai aquatique que cette barque qui semble « glisser » sur une piste végétale couverte d’obstacles à éviter, naviguant à travers de minuscules bras de rivière au milieu de la nuit… Le pilote connait le chemin par coeur, il n’y a pas de doute, et c’est fantastique à observer.

Nous voici à la lisière d’Angoram, quelques constructions en bois sur pilotis bordent la rive et nous accostons tout prêt de l’une d’entre elles. Le village appartient à la fois au domaine de l’eau et à celui de la terre. Comme en équilibre entre les 2 mondes. Le pilote saute sur la berge, stabilise le bateau, et nous voilà enfin sur la terre ferme !

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Angoram

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Le batelier retrouve immédiatment sa famille, il semble habiter ici dans cette maison sur pilotis à côté de laquelle nous venons d’accoster.

Je les aide à décharger les marchandises sur la berge dans un exercice d’équilibre précaire et puis on m’invite à m’assoir prêt du feu de bois, sur le palier de la maison. Ce n’est pas qu’il fasse froid, bien au contraire, mais c’est encore le meilleur moyen que les hommes et les femmes aient trouvé ici-bas pour rester à l’abris des moustiques qui infestent la région. Rudimentaire, facile à mettre en oeuvre, et à peu prêt efficace. Le feu ! Que celui qui trouve une meilleure solution se lève et parle !

Je cherche la bonne distance du feu pour à la fois ne pas trop étouffer de chaleur et tenir éloignés les moustiques. Mais il y a toujours une petite partie de ces monstres volant qui résiste mieux que les autres et que la fumée ne rebute pas. Ceux-là viennent nous enquiquiner continuellement, il n’y a rien à faire pour les éliminer. Il faut vivre avec. La région du Sépik Oriental (East Sepik) est bien connue pour être une zone rouge de propagation du paludisme. Pas étonnant lorsqu’on réalise l’immensité de ce territoire humide et marécageux sous des latitudes tropicales, et la quantité phénoménale de moustiques qui va avec.

On m’offre un thé fort bien sucré comme l’aime les Papous, que je déguste en transpirant et en agitant les bras pour repousser les sales bêtes.

Je fais connaissance dans la lueur du brasier, discute brievement avec certains d’entres eux puis, exténué, m’écroule sur mon sac-à-dos.

Le batelier explique à ses proches que je souhaite rejoindre Wewak par la route et chacun y va de son pronostic pour ce qui est des horaires de bus… Je me fiche pas mal des horaires de bus, je sais qu’on ne peut rien prévoir de toute facon, j’attendrai le temps qu’il faudra sans me poser de question.

Un jeune du village parlant un peu anglais me prend sous son aile, il me fait visiter les lieux et me parle de sa région dont il est très fier, de ses paysages et de son patrimoine culturel qui commencent à attirer une poignée de touristes australiens et européens. Il m’emmène à la mini-boutique de son oncle qui est évidemment fermée à cette heure tardive, mais il se débrouille pour aller chercher les clés à l’autre bout du village afin que je puisse lui acheter quelques paquets de biscuits ! Je suis affamé, n’ayant presque rien mangé depuis 2 jours ! Un petit passage aux toilettes que j’attendais avec impatince depuis déjà des heures et me voilà opérationel !

Nous nous posons sous un grand chapiteau de bois et de chaume quelque part au milieu du village, une sorte de Maison Commune aux murs ouverts, équipée de paillasses suréveléves pour pouvoir s’assoir ou s’allonger à l’abris des insectes et des serpents.

Les amis de mon hôte nous ont rejoint sous le chapiteau et s’amusent à écouter de la musique sur leur téléphone portable, seul équipement hifi-vidéo qu’ils possèdent. Mélange de musique papoue, sorte de reggae créole dont le soleil rayonne à travers la mélodie, et de chansons un peu plus internationales, musique anglo-saxonne. Nous discutons un long moment puis la fatigue devient telle que je ne contrôle plus la fermeture de mes paupières. Les gars, très attentionnés, me ramènent une couvertue, non pas à cause du froid (il fait encore très chaud même la nuit) mais pour limiter le nombre de piqures de moustiques. Puis ils me laissent dormir tranquillement dans cette grande cabane ouverte après m’avoir expliqué qu’ils viendraient me réveiller lorsque le bus sera là, dans une heure ou deux. J’ai donc le temps de me reposer un peu… Je m’assoupi, les moustiques me gènent, les piqures me grattent mais j’arrive quand même ce soir-là à récupérer une heure de sommeil. Très appréciable, car la journée fût longue…

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Vers Wewak

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Il doit être aux alentours de minuit lorsque le bus arrive. En fait de bus il s’agit encore une fois d’une sorte de petit camion dont la remorque à été aménagée pour le transport de passagers, c’est à dire que deux planches de bois ont été fixés dans la longeur, une de chaque coté de la remorque. Assayez environ 10 personnes par banc, bien tassées, rajoutez quelques places assises par terre sur la tôle bosselée de la remorque, coincées entre les jambes et les marchandises. Vous obtenez un PMV, un minibus papou.

Le camion est intégralement recouvert d’une bâche, sauf sur la partie arrière par laquelle nous entrons en escaladant le garde-fou. Le vent s’engouffre sur les cotés de la remorque par les nombreuses ouvertures laissées par de mauvais raccorts ou par l’usure du tissus.

Il nous faudra environ 6 heures pour rejoindre Wewak par la piste. Ce sera donc un voyage de nuit, assis sur de simples banquettes en bois et avec pour seul dossier les fines barres métaliques qui soutiennent le toit de la remorque. Pour me tenir compagnie pendant 6 heures, le bruit infernal du moteur datant d’une autre époque, les effluves d’essence émanant de barils disposés à quelques centimètres de mon nez, combinées à la fumée de cigarette du voisin, le vent froid qui s’engouffre dans mon dos, les secousses incessantes du camion s’efforcant d’avancer sur la piste graveleuse et défoncée. Un cauchemar.

Je suis tellement claqué, je ne souhaite maintenant qu’une chose : dormir. Simplement dormir… Je prend conscience que ce voyage ne me laissera pas une seconde de répit pour m’assoupir. L’extrême fatigue me rend nerveux, je suis en colère contre moi même de m’être foutu dans une situation pareillle. Mais qu’est ce que je fais sur cette saleté de piste au beau milieu de la nuit ? Pourquoi les routes sont-elles si mauvaises en Papouasie ? Que fait ce gouvernement corrompu à part s’en mettre plein les poches au détriment des infrastructures ? Et que font les Papous ? Pourquoi ne se révoltent-ils pas contre ces conditions indignes ? Pourquoi tant de fatalisme, de passivité, de soumission ? Je suis en colère contre ce vieux camion pourri, contre cette piste infernale, contre le gouvernement qui a abandonné ses sujets à leur propre sort et contre les Papous eux-mêmes qui ont rendus possible cette situation révoltante et qui continuent de l’accepter dans la plus pure servilité. Mon corps en a assez de toute cette fatigue accumulée depuis un mois et demi, de l’inconfort permanent du voyage en PNG et toutes les douleurs, piqures d’insectes, infections cutanées, de la chaleur, de la faim, de la soif, du manque d’hygiène. Ce soir je craque. Le Paradis se transforme en Enfer.

Je tente de positiver. Nous sommes tellement serrés les uns aux autres sur cette banquette de bois que cela a au moins l’avantage de nous maintenir collés les uns aux autres, nous évitant ainsi de glisser en avant ou en arrière à chaque coup de frein, à chaque coup d’accélération du camion, ou à chaque rebond dans les creux, les brèches et les nids de poule.

La fine barre métallique qui me sert de dossier me broie le dos à chaque secousse mais je ne peux pas me plaindre car la plupart des passagers n’ont même pas ça pour reposer leur dos, ils ne peuvent s’appuyer en arrière. Je m’estime donc plutôt « chanceux » d’être assis là, en face de la barre, ce qui me permet de varier ma position de temps à autre et de réduire les tensions musculaires.

Le voyage n’est interrompu à mi-chemin que par une courte halte sur un marché de village afin de permettre aux passagers de se dégourdire les jambes, de manger, boire, et d’aller aux toilettes. Un petit marché routier qui n’ouvre ses étals que lors du passage d’un véhicule, quelque soit l’heure du jour ou de la nuit.

Poisson grillé, sagou, patates douces et bananes cuites, rouleaux de « sticky rice » (riz collant) fourrés à la noix de coco, bouteilles d’eau et sodas en cannettes, jus de coco à boire…, le marché offre un choix interressant de collations et de rafraichissements.

L’un des voyageurs papous du bus m’accompagne sur le marché et me fait faire le tour des étals en me présentant les spécialités locales qu’il connait bien. Il tient absolument à m’acheter quelque chose à manger pour me faire plaisir, alors nous achetons chacun de notre coté différents mets que nous partageons ensuite sur place, et que nous finirons à bord du camion-bus qui déjà nous averti de son départ imminant à grands coups de klaxon.

Malgré la grande gentillesse des Papous qui m’accompagnent et quelques discussions enthousiastes je passerai l’essentiel de mon temps les yeux fermés pour tenter d’oublier le cauchemar dans lequel je me trouve. Oublier ce maudit camion, oublier les douleurs, les courbatures et l’épuisement corporel, oublier le vent froid dans mon dos qui, je le sens, est en train insidieusement de me rendre malade, oublier le bruit assomant du moteur, oublier les vibrations et le fracas des barils métaliques à chaque secousse du véhicule. Je tente d’ignorer la situation présente en me plongeant dans un état semi-méditatif, quelque part entre l’éveil et le sommeil.

Totalement épuisé, à bout de forces, je finirai par m’endormir sur des périodes de quelques secondes à quelques minutes au maximum, le temps qu’une énième grosse secousse me fasse basculer en avant et me réveille sec. La route est inimaginablement mauvaise, c’est inouï, j’ai rarement vu ça. Je comprend pourquoi nous nous déplaçons en camion tout-terrain et non en bus ou en mini-bus.

« Ne pas se plaindre… ne pas se plaindre »… Les Papous eux ne se plaignent pas. Me dire que j’ai quand même de la chance d’être dans un véhicule, d’être assis, et que finalement, 6 heures, ça n’est pas si long ! Me dire que ça va passer vite, que j’en ai bientôt fini avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée et ses conditions de voyage épouvantables, que bientôt je serai en Indonésie où tout sera plus simple, plus rapide et plus confortable. Me dire que ce soir, cette nuit, ce matin, bref dans quelques heures, je serai enfin arrivé à Wewak où je suis sensé retrouver mes amis de Mangar Beach et passer quelques jours en leur compagnie.

Le voyage est interminable. Le temps passe bien trop lentement lorsqu’on souffre. L’ennui, la douleur, le chagrin, ne font que ralentir la perception du temps dans l’esprit. Alors que le bonheur, la joie, ou le bien-être, ont plutôt tendance à l’accélérer. Des millions d’années d’évolution cognitive pour en arriver là. Merde alors !

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Wewak

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Nous arrivons à Wewak aux toutes premières lueurs du jour. Il est bien trop tôt pour tenter de retrouver mes amis et puis je ne me souviens que très vaguement du chemin à suivre. De plus, je suis dans le brouillard le plus total et n’ai pas la force de marcher pour l’instant. Le chauffeur me confie que, si je le souhaite, je peux rester une heure de plus à bord de son camion pour me reposer… Proposition acceptée sans conditions ! Pendant ce temps lui parcourt la ville à la recherche de nouveaux passagers pour sa prochaine destination.

J’ai maintenant toute la remorque du camion pour moi tout seul ! En fait non, nous sommes deux, l’un des voyageurs papous n’est pas descendu non plus, il a l’air tout aussi abattu que moi ! Nous pouvons maintenant nous allonger sur les banquettes en bois pour tenter de trouver un peu de sommeil, bercés par les allers et venus du camion dans la ville.

C’est finalement sur la place centrale de Wewak, la grande place du marché, que notre véhicule termine sa quête de passagers, bredouille, moteur éteint. L’enfer se termine. La vie reprend du sens. Je reconnais vaguement cet endroit où j’étais passé 2 ans plus tôt avec Adrien. Je parle de mes amis au chauffeur, la famille Seegar de Mangar Beach, il connait le lieu-dit et me montre du doigt le chemin à suivre pour m’y rendre, environ 10 minutes à pieds, me dit-il. Lui va rester là une partie de la matinée afin de se reposer.

Sans tergiverser, je me rendors sur mon étroite banquette de bois dans une relative tranquilité.

Le soleil est levé depuis un moment déjà quand, assis sur ma banquette observant la grande place vide du marché qui donne sur la mer, j’aperçois, oh surprise, une tête connue ! Des têtes connues ! C’est Richet qui emmène ses enfants au bus de l’école. Richet ! Incroyable hasard ! Ce sont les enfants qui m’ont reconnu les premiers, avant que Richet ne s’approche de moi, un large sourire aux lèvres sur son visage interrogatif :
- « Je te connais, n’est ce pas !? »
- « Oui moi aussi je te connais ! Richet !?? »
Les deux petits s’exclamant en coeur : « It’s Julian !! – C’est Julien !! »

Les présentations sont faites, il n’y a pas besoin d’en dire plus, Richet m’enlace et me donne quelques tapes amicales dans le dos « Alors tu es revenu ! Viens je t’emmène au village, on va dire bonjour à Jethro et Mummy Lyne, ils vont être fous de joie! ».

Nous laissons les enfants attendre leur bus sur la place du marché et nous voilà en marche vers la petite plage de « Mangar Beach » à quelques pas de Wewak, où habite la famille Seegar et toute leur communauté.

Les souvenirs me reviennent progressivement. Je marche sur le sable aux côté de Richet, grand type au visage abimé, déformé, les dents rougies par le mastiquage de la noix de bétel. La même barbe, le même chapeau et le même sourire radieux qu’autrefois. Je reconnais ce chemin longeant la mer sur ma droite et les mangroves sur ma gauche, le sentier de Mangar Beach ! J’ai le sentiment d’être revenu en terrain connu, et puis surtout, je ne suis plus seul. Quelle délivrance, quel aboutissement après toutes ces épreuves. C’est magique !

Je me réconcilie avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée !

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Photo Richet [600x450 (tdm_blog)]
Mon ami Richet, rencontré 2 ans plus tôt. (Photo d’archive)

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Commentaire(s) (9)

encore un très beau récit…

Salut Julien,
Merci Mr l’aventurier pour ce nouveau chapitre de tes aventures !!!
J’ai adoré le passage suivant : « Le voyage est interminable. Le temps passe bien trop lentement lorsqu’on souffre. L’ennui, la douleur, le chagrin, ne font que ralentir la perception du temps dans l’esprit. Alors que le bonheur, la joie, ou le bien-être, ont plutôt tendance à l’accélérer. Des millions d’années d’évolution cognitive pour en arriver là. Merde alors ! » ANTHOLOGIQUE :-)
Avec ma Chérie, on s’est posé une question : Au vue de la multitude de détails présents dans tes articles, et sachant que tu les écrits au bas mot 1 an et demi après (enfin je crois), comment fais-tu pour retranscrire tes souvenirs de façon aussi précise ?
As-tu un carnet de voyage avec des notes écrites à la main ? Ou te repose tu uniquement sur ta mémoire ?
Si c’est la 2ème solution, tu as alors une mémoire émotionnelle incroyable !
Nous attendons la suite :-)
A bientôt,
Nico

Salut Nicolas !

C’est vrai que j’ai pris énormément de retard sur l’écriture des articles, plus d’un an et demi en ce qui concerne les derniers articles sur la PNG…
Alors pour te répondre, c’est un mélange de plusieurs choses :

1) J’ai un tout petit carnet papier dans lequel je prenais des notes au jour le jour, mais elles sont très brèves, de l’ordre de quelques mots par jours. Juste de quoi me remémorer les grandes lignes, les dates des évenements, les durées de voyage ou de séjour quelque part, le nom des personnes rencontrées, et quelques impressions sur la journée ou la semaine passée. Plus parfois des informations sur mes recherches et indices pour avancer, mon « carnet d’enquête ».

2) Les photos. Avant d’écrire un article je prend le temps de les regarder en me remémorant chaque scène, chaque lieu et chaque personne présente; et là plein d’éléments ressurgissent dans ma mémoire. Chaque photo est une sorte de « clé » des souvenirs, mêmes des plus infimes et des plus « oubliés ». Alors forcément quand je manque de photo sur une période ou un évenement particulier, le travail de souvenir et d’écriture est plus difficile.

3) Ne pas trop penser à mon voyage pour protéger les souvenirs dans l’oeuf. Le jour où je me décide à y replonger pour de bon, je prend le temps de le faire, je retourne en profondeur dans ma mémoire en « cassant » la coquille de l’oeuf et beaucoup de choses réapparaissent, intactes, comme si elles avaient été protégées des intrusions exterieures pendant des mois ou des années, jusqu’au jour où j’ai « besoin » de ces souvenirs pour écrire.

4) Enfin pour ce qui conerne la PNG, le voyage dans ce pays fût tellement intense et même extraordinaire d’un point de vue humain, émotif, aventures, nouvelles expèriences, difficultés, et bien-être, que tout ce que j’y ai vécu m’a profondément marqué. Ce pays fût un voyage initiatique à part entière, un peu comme mes 2 années en Australie le fûrent d’une autre manière. (Le reste de mon voyage n’est pas aussi intense, pas aussi précisemment marqué dans ma mémoire, et les articles sur les prochains pays seront beaucoup plus synthétisés).

C’est bien que tu m’ais posé la question, très interressant comme question ! Ca m’a permi aussi de faire le point sur mon propre processus de souvenir/écriture ! :-)

Oui, comme l’explique Nicolas tu as le don de faire passer tes émotions de manière incroyable. On frissonne avec toi ; et le joli moment de retrouvailles avec Richet (et les mômes qui eux t’avaient reconnus en premier) je pense comprendre, je crois arriver à m’imaginer le ressenti.
On doit pouvoir faire un film de tout ça, et il tiendrait surement plus en haleine les téléspectateurs que certaines séries.
Encore très agréables ces moments que tu décris.
Dommage qu’il n’y a pas plus de photos.
Vivement la suite.

C’est vrai que ca manque de photos.
Je crois que j’étais fatigué à cette pèriode, tout s’enchainait très vite au niveau des transports et puis j’avais l’impression de n’avoir rien de « nouveau » à prendre en photo, par rapport aux semaines précédentes en PNG Mais du coup je ne peux pas autant illustrer les articles, c’est dommage.

J’avais aussi fait des vidéos sur ce bateau, dans les marais et sur la rivière, superbes vidéos où l’on pouvait admirer la vitesse et la beauté des lieux. Mais comme elles ont été sauvegardées différemment par la suite, tout a été perdu à cause d’un virus informatique puis du vol de l’ordinateur…

Ton récit est superbement bien écrit et me rappelle magnifiquement mes propres souvenirs qui sont loin d’être aussi nombreux et captivants ! Je vois que la PNG n’a pas beaucoup changé depuis mes propres séjours (en 2006 et 2008) et c’est tant mieux pour les rêveurs que nous sommes. J’aimerais bien y retourner en 2016 d’une façon plus « aventurière », comme toi mais je manque parfois de courage…Cet hiver j’ai traversé le Cameroun d’Est en Ouest avec un grumier et ce fut plutôt terrible mais le souvenir est impérissable !
Je vais continuer à lire toutes tes aventures !
Bravo ! et à bientôt !

Bonjour Lydie, merci pour ton message !

Je rêve moi aussi de retourner en PNG pour revivre des aventures comme celle ci, mais aussi de retrouver ce peuple si chaleureux.
La prochaine fois j’espère pouvoir explorer les iles de New Britain et New Ireland…
Je rêve aussi d’un voyage sur le « Fly Hope », le ferry de la rivière Fly, naviguant plusieurs semaines entre Daru et Telefomin et desservant tous les villages en chemin. Ou encore le Kokoda track pour l’épreuve sportive et l’aspect historique… J’ai plein d’idées en fait ! :-)

A bientôt !

« Je suis en colère… et contre les Papous eux-mêmes qui ont rendus possible cette situation révoltante et qui continuent de l’accepter dans la plus pure servilité. »
Ah ouais quand même, t’avais atteint le fond là…
Mon pauvre,

Je comprends si bien…

Aller, encore un autre article, pour le plaisir, il n’est pas encore 3h après tout, la nuit attendra encore un peu :-)
Ton écriture est vraiment prenante, tu fais ch…. :-)

Oh que oui il était à bout le Julien à cette pèriode là…

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